…EN ATTENDANT L’ÉPISTÉMÈ
Quand même il n’y aurait pas de théorie de l’architecture, nous devons constater qu’il y a de la théorie dans l’architecture, entendue dans son sens étymologique de contemplation d’un objet. Aussi souvent qu’il le peut, entre deux réunions, un architecte s’adonne à ce qu’il considère comme son activité principale : il reste assis devant un carnet de croquis ou un écran d’ordinateur ; à l’occasion, il griffonne ; plus souvent, il est les bras ballant ; il traîne ; il paresse… Mais ses yeux sont loin d’être inertes. Tantôt le regard se perd dans d’insondables points de fuites, tantôt les pupilles vont et viennent sur la feuille et sur l’écran. Selon toutes probabilités, l’architecte pense ! Il pense à son projet, à ce projet que justement, il contemple. Cette étrange rêverie lie la nécessaire vérification d’un travail artisanal, la délibération intérieure caractéristique d’un travail intellectuel, et d’autres choses encore. Il y a, dans le comportement de l’architecte, la sensualité d’un ébéniste dont la main caresse la planche, qui de l’œil la vise de coté, qui évalue un nœud ou une aspérité particulière, qui choisit de contourner la difficulté au de l’affronter, d’employer le rabot ou le papier de verre. C’est un travail de vérification. Il y a la brusquerie et l’impatience d’un décideur, l’index qui, à coté de la souris, frappe la table à très petits coups rapides, l’œil qui régulièrement revient à la barre d’outil où s’égrènent les secondes, quand il y a lieu, très vite, de savoir s’il faut vendre les stocks actions ou déclarer la guerre au japon. C’est un travail de délibération. Mais il y a aussi une certaine langueur contemplative, une certaine manière d’accepter le temps perdu, fut-il compté, dans un dérive infinie, qui mêle des considérations pratiques, des choix, et d’étranges objets théoriques qui n’ont d’apparence rien à voir avec le travail en cours : l’intégrité morale du plan libre, le temps qu’il fait dehors, les vérités ultimes, la couleur rasante qui s’accroche aux imperfections du béton, etc. La même dérive, le même discours incompréhensible au profane, se retrouve dans les ateliers d’une école d’architecture, dans le monologue sidérant d’un enseignant qui, commentant un vague dessin accroché au mur, paraît ne jamais vouloir cesser de dire, du coq à l’âne, tout ce qui lui passe par la tête, de la largeur qu’il convient de donner à une porte au sens ultime de nos pauvres vies, comme on le fait, ailleurs, sur un divan. Cette contemplation bavarde du travail en train de se faire, qui paraît si nécessaire que les traités d’architecture encouragent l’étudiant et l’architecte à la pratiquer aussi souvent que possible, cette introspection obscène, réitérée à tous les étages de l’architecture, c’est ce que nous appelons, au sens étymologique, la théorie dans l’architecture. Vue de loin, elle paraît un étrange foutoir, une dérive insignifiante. L’intime conviction de ceux qui en ont l’expérience est très différente. Ils sont assez souvent persuadés que cette dérive est un effort constant de mise en cohérence. Ils savent que l’intime conviction ne prouve rien, mais persistent à penser que cette théorie, il faut la dire, dans les ateliers, dans les studios, ou encore ici, sur la toile… Il faut la dire, quand même elle ne relève que du sens commun, du préjugé, de l’opinion, quand même elle ne vaut que pour la doxa, en attendant l’épistémè…